source: http://www.liberation.fr/cahier-special/0101419696-1-3-milliard-d-ames-et-un-seul-divan1,3 milliard d'âmes et un seul divan
Huo Datong, premier et unique psychanalyste du pays, veut lancer l'école chinoise. Cet homme a potentiellement 1,3 milliard de Chinois sur son divan. Huo Datong est le premier et le seul psychanalyste chinois ; le seul, en tout cas, qui ait suivi lui-même une analyse pendant cinq ans, passage initiatique obligatoire. «Beaucoup de gens ont lu Freud et font de la psychothérapie, mais je suis bien le premier psychanalyste chinois», confirme l'intéressé, qui s'en amuse bien plus qu'il n'en tire gloire. Le tout en bon français puisque c'est à Paris que Huo Datong, aujourd'hui âgé de 49 ans, est devenu psychanalyste, avant de revenir dans sa ville de Chengdu il y a quelques années, sonder l'inconscient chinois.
Les débuts sont modestes. Huo Datong vient d'emménager dans un immeuble vérolé du campus de l'université du Sechuan, à Chengdu, véritable ville dans la ville, noyée dans la végétation luxuriante du sud-ouest de la Chine. Au-dessus du porche, une inscription à la peinture rouge, effacée par le temps, indique que nous pénétrons dans une «cour révolutionnaire» : ce vestige de la révolution culturelle des années 60 ne manque pas d'humour, car le psychanalyste désormais installé dans cet immeuble aurait été, à l'époque, vilipendé en tant qu'«agent de la bourgeoisie»...
La psychanalyse effectue un retour par la petite porte en Chine communiste. Freud y avait été traduit très tôt, mais le pouvoir de Mao, à partir de 1949, interdit cette discipline jugée contre-révolutionnaire. Il faudra attendre les années 80 pour que Freud (Fu luo yi de, en transcription chinoise) revienne dans les études philosophiques ou par le biais de la littérature. Huo Datong découvre alors un exemplaire de l'Interprétation des rêves de Freud chez un ami qui l'avait rapporté discrètement de Hong-kong. «C'était un moment où nous ne croyions plus au marxisme et nous cherchions autre chose», explique-t-il. Plus tard, il entendra parler de Lacan pour la première fois par un ami étudiant, devenu depuis écrivain et cinéaste en France, Dai Sijie, l'auteur de Balzac et la petite tailleuse chinoise...
Etudes parisiennes. Mais le chemin de la psychanalyse fut indirect pour Huo Datong, qu'une mauvaise vue avait empêché de partir en «rééducation» à la campagne comme les autres jeunes de son âge au plus fort de l'ère maoïste. Il devint d'abord serveur, puis ouvrier imprimeur. A 24 ans, un an après la mort de Mao, il reprend le chemin de l'université dans une Chine assagie, «avec une grande soif d'apprendre», dit-il. Une soif bien étanchée : des études d'histoire de la démographie, puis d'anthropologie en France avec une thèse sur «le mythe de la naissance du fils du Ciel», avec un sous-titre annonciateur : «Formation de l'inconscient chinois»... Et, enfin, des études de psychanalyse à l'université Paris-VII, et cinq ans d'analyse à raison de trois séances par semaine avec un praticien français, Michel Guibal, qui l'accompagne encore aujourd'hui dans sa démarche en Chine.
En 1994, Huo Datong retourne en visite à Chengdu : «Un ami professeur m'a demandé de l'analyser, je suis resté.» Depuis, il pratique dans cette immense zone grise chinoise où tout ce qui n'est pas formellement interdit devient possible. «Il n'y a pas de statut pour moi, mais je peux travailler», dit-il. La Chine a réglementé la psychiatrie, la psychothérapie, mais n'a pas encore trouvé une place à la psychanalyse. Cela ne gêne pas le premier psychanalyste chinois. Intégré au sein du département de philosophie de l'université du Sechuan, il a pu constituer un «groupe de recherche psychanalytique» avec quelques professeurs et une demi-douzaine d'étudiants, qui sont pour la plupart en cours d'analyse avec lui. Il a également quelques patients en dehors de ce groupe, dont une femme à Pékin qu'il analyse... par téléphone ! Objectif principal : former un noyau d'analystes chinois afin de faire exister cette discipline dans l'empire du Milieu.
Pas de «modèle unique». Dans son appartement, les cartons n'ont pas encore été ouverts, mais le cabinet est déjà installé, dont l'incontournable «divan», qui, ici, est un fauteuil modulable en rotin, sur lequel le visiteur peut choisir son inclinaison. Il est installé parallèlement au fauteuil du praticien, ce qui fait qu'il peut le regarder s'il le souhaite, contrairement à ce qui se fait en Europe. «Au début, les gens me regardent, puis ils m'oublient...» Ce détail est symbolique de la démarche de Huo Datong, qui est en quête d'une «voie chinoise» vers la psychanalyse, au risque de paraphraser la propagande officielle qui parle de voie chinoise vers le socialisme... Il relève qu'il n'y a pas un «modèle unique». L'école freudienne et l'école lacanienne à laquelle lui-même se rattache se partagent déjà des espaces culturels différents. «Il faut une école chinoise, sinon nous n'y arriverons pas», estime-t-il.
Enthousiasme. Au printemps dernier, un symposium international sur la psychanalyse en Chine a réuni à Chengdu des dizaines de praticiens, dont un fort contingent de Français lacaniens, mais aussi d'Américains freudiens, tous partageant l'espoir de voir la Chine devenir la dernière frontière à s'ouvrir à la psychanalyse. Pour Huo Datong, «la Chine a besoin de la psychanalyse» : «Elle peut permettre de combler un aspect manquant de la libération de l'esprit, non pas tant pour des raisons politiques qu'en raison des usages traditionnels et de relations familiales trop serrées. La psychanalyse offre un espace de respiration, de parole libre.» En Chine, la psychiatrie occupe le terrain avec une vision uniquement médicale, en retard par rapport aux évolutions occidentales. «Je propose l'opposé», affirme Huo Datong, sans la moindre hésitation.
Ses collègues et étudiants au sein du «groupe de recherche» partagent cet enthousiasme. Ils ont découvert la psychanalyse à l'issue d'une quête personnelle, et sont décidés à aller au bout de cette démarche qui les rend atypiques dans une société de plus en plus matérialiste. Mais un étudiant se dit confiant : «Dans dix ans, j'aurai mon cabinet, et les gens viendront normalement chez leur psychanalyste. Et j'aurai une belle voiture garée devant chez moi.» Ce jour-là, Huo Datong aura gagné son pari.